Covid : l’archevêque de Cantorbéry souhaite voir les chrétiens unis
Le Primat de l’Église anglicane, Justin Welby, revient pour les médias du Vatican sur les défis que doivent relever les chrétiens face à l’urgence sanitaire liée à la pandémie mais aussi sur l’importance de l’encyclique Fratelli tutti pour le mouvement œcuménique et sur ses espoirs de paix au Soudan du Sud.
Entretien réalisé par Alessandro Gisotti – Cité du Vatican
Il y a un an, le 13 novembre 2019, l’archevêque de Cantorbéry Justin Welby était reçu par le Pape François au Vatican. Douze mois plus tard, la situation dans le monde a radicalement changé à cause de la pandémie. Cependant, l’irruption dramatique du virus n’a pas diminué mais plutôt renforcé l’importance des thématiques sur lesquelles l’évêque de Rome et le primat de la Communion anglicane ont trouvé, au fil des ans, une harmonie particulière, de la solidarité à l’écologie, de la liberté religieuse à la paix. Un an après cette visite et un peu plus d’un mois après la publication de l’encyclique Fratelli tutti, l’archevêque de Cantorbéry a accordé une interview à Vatican News et à l’Osservatore Romano sur les questions d’actualité les plus brûlantes, réfléchissant à la contribution que peuvent apporter les chrétiens en un moment si profondément marqué par la souffrance.
Votre Grâce, la dernière fois que vous avez rencontré le Saint-Père, c’était il y a tout juste un an, le 13 novembre, au Vatican. Depuis, le monde a radicalement changé à cause du déclenchement de la pandémie. Que peuvent faire des dirigeants chrétiens comme vous et le Pape pour promouvoir l’espoir en cette période de peur et de souffrance dans le monde ?
Fondamentalement, notre espérance est en Jésus-Christ qui est «le même hier et aujourd’hui et pour l’éternité» (Lettre aux Hébreux 13, 8). Si le monde peut changer, l’amour de Dieu par Jésus-Christ est immuable. «Les tendresses du Seigneur ne s’épuisent pas» (Lamentations 3:22). La tâche de ceux qui dirigent l’Église est de témoigner de l’espérance dans les moments difficiles. Jésus n’est pas venu apporter l’espérance à un monde où les choses allaient bien, mais à un monde fragile et brisé, un monde rempli de personnes fragiles, blessées et pécheresses. Et ce que Jésus nous dit de faire, c’est de «ne pas avoir peur». Il est notre espoir.
Les chrétiens sont appelés à être des personnes porteuses d’espérance, ce qui se manifeste dans la façon dont ils vivent ensemble en tant que communauté. Le message d’espérance en Christ va au-delà de l’ici et du maintenant, se tourne vers l’avenir, vers l’éternité et la promesse de la vie éternelle. La vie humaine est fragile, et la maladie et la mort généralisées nous le font comprendre de manière abrupte et dramatique. Cependant, la vie éternelle est précisément éternelle. Dieu nous appelle également à faire en sorte que la vie terrestre reflète au mieux la vie céleste, car l’une mène à l’autre. En suivant l’exemple de Jésus et son enseignement d’aimer notre prochain, nous pouvons contribuer à le faire. Si nous vivons notre foi en Christ et que nous plaçons les personnes vulnérables, pauvres et marginalisées au centre, alors nous vivons le message d’espérance.
C’est pendant cette période de pandémie que la dernière encyclique du Pape François, Fratelli tutti, a été publiée. Que gardez-vous à l’esprit du message que le Pape souhaite transmettre avec ce document centré sur la fraternité et l’amitié sociale ?
Fratelli tutti est un document très intense qui propose une vision systématique, ambitieuse et courageuse pour un monde futur meilleur. Il est entièrement basé sur la christologie, avec le Christ en son centre. C’est aussi une lettre qui parle sérieusement de l’immensité et de la complexité de l’humanité. Les références du Pape à ses rencontres avec des personnalités telles que le Patriarche œcuménique et le Grand imam, l’inspiration qu’il tire du Mahatma Gandhi et les références au Dr Martin Luther King Jr et à l’archevêque Desmond Tutu montrent que sa vision n’est pas seulement pour l’Église catholique, mais pour l’humanité tout entière ; c’est une des raisons pour lesquelles sa vision est à la fois ambitieuse et convaincante.
Le Saint-Père prend à cœur tous les aspects de la vie humaine, de l’individu à l’entreprise multinationale, de la famille au monde du commerce et de l’industrie ou de la politique. Il explique le double danger du « communautarisme » et de l’individualisme, le Scylla et le Charybde de la politique et de la philosophie. Les deux mènent à la tyrannie et à l’anarchie.
En ayant des contacts avec des gens comme le Grand Imam que je connais aussi, il montre qu’il n’y a pas de fatalité dans les conflits interreligieux ou culturels. Le choc des civilisations est un concept qui ignore la réalité de la naissance, de la vie, de la mort, de la Résurrection et de l’Ascension du Christ, capable de transformer l’univers : une transformation qui permet à l’œuvre créative du Père par le Fils de se poursuivre dans la puissance de l’Esprit rendant visible le Royaume de Dieu.
Fratelli tutti s’achève par une prière œcuménique. Que peut apporter le mouvement œcuménique à la construction d’un avenir meilleur dans un monde fragmenté, secoué par des guerres et par des actes de terrorisme comme ceux que nous avons connus récemment en Europe ?
Un des problèmes qui affligent de nombreux chrétiens est l’idée que leur Église est le seul corps chrétien existant, ou, s’ils reconnaissent la présence d’autres chrétiens, ils pensent généralement qu’ils ont tort. C’est le cas, de temps en temps, pour les anglicans, mais aussi pour d’autres chrétiens. Lorsque nous regardons nos frères et sœurs chrétiens dont nous sommes séparés à cause d’un événement historique ou en raison de questions doctrinales, nous voyons de vraies personnes du Christ, des pèlerins en chemin et des gens aimés de Dieu et servis par Dieu, dont nous pouvons apprendre. Un hymne anglais le dit :
En Christ, il n’y a pas d’Orient ni d’Occident
En Lui, il n’y a ni Nord ni Sud,
mais une grande compagnie d’amour,
dans tout le vaste monde.
En Lui des cœurs sincères partout
trouveront leur haute communion ;
Son service est le fil d’or,
qui unit étroitement l’humanité.
Unissez donc les mains, fils de la foi,
peu importe la race à laquelle vous appartenez ;
celui qui sert mon Père comme son fils
m’est certainement famillier.
(Hymne de John Oxenham, 1908)
Les êtres humains ont tendance à construire des barrières et à marquer leur territoire. Cela se passe dans l’Église et aussi dans le milieu de la politique. Les frontières impliquent, et parfois imposent faussement, la différence. Ce que le mouvement œcuménique a fait et continue de faire, c’est de faire en sorte que ces frontières s’érodent lentement. De temps à autre, un pas plus important est franchi, comme nous l’avons vu avec la Déclaration conjointe sur la Doctrine de la justification catholique-luthérienne, à laquelle les anglicans, les méthodistes et les réformateurs ont maintenant adhéré. De temps en temps, la frontière est ouverte et devient perméable.
L’un des avantages réels et tangibles du mouvement œcuménique est que, au niveau individuel, des relations de confiance et d’amitié ont été établies en dépassant les différences confessionnelles ; les barrières ont été abattues par l’amitié (ou la « fraternité »). Je vis dans une communauté œcuménique tous les jours, car presque depuis le début de ma présence au Lambeth Palace, un groupe de la Communauté du Chemin Neuf est avec nous. Au fil des années, il y a eu aussi des catholiques, des anglicans et des luthériens parmi eux. J’ai un directeur spirituel catholique, avec lequel j’ai récemment collaboré à la préface d’une édition française de Fratelli tutti. Dans toutes ces relations, l’autre n’est pas un étranger mais un compagnon de pèlerinage, un ami, une sœur ou un frère.
Dans une lettre récente à la nation britannique, vous avez écrit qu’il y a trois réponses aux questions que la pandémie nous a posées à tous : rester calme, avoir du courage, être compatissant. Pourquoi avez-vous mis en avant ces trois aspects ?
Il y a quelque chose chez un ennemi invisible qui inspire la peur. Mais la peur n’est pas vaincue par la panique, elle est plutôt amplifiée par celle-ci. Le calme, cependant, nous donne l’espace nécessaire pour faire le point et agir délibérément. Il est lié au terme hébreu « shalom » et rappelle le «grand calme» qui a suivi le retour de Jésus dans l’Évangile selon Matthieu (8, 26). L’absence de calme dans le cœur des disciples conduit à sa réprimande. Mais nous devons être courageux. Pendant les périodes de confinement, de nombreux titres de journaux ont annoncé la fermeture des églises. Les bâtiments l’étaient peut-être, et la vie sacramentelle de l’Église a été perturbée, mais l’Église elle-même était ouverte. Les chrétiens de toutes les dénominations ont cherché à aider et aidént les autres, que ce soient leurs voisins ou des personnes dans le besoin. Il est clair que, face à la pandémie de coronavirus, nous sommes tous dans le même bateau.
Le Pape François a répété à maintes reprises cette année que nous sortirons de cette crise uniquement si nous prenons soin les uns des autres et si nous reconnaissons que nous sommes tous dans le même bateau. Cependant, en Europe, et pas seulement en Europe, nous voyons le populisme et le nationalisme gagner du terrain. Quelle est la réponse chrétienne à cet égoïsme alimenté par la peur que nous éprouvons ?
J’ai moi aussi dit que nous sommes dans le même bateau (ou que même si nous sommes dans des bateaux différents, nous sommes dans la même mer et confrontés à la même tempête) et que nous devrions essayer de prendre soin de nous-mêmes et de nos communautés, en puisant notre force et notre courage les uns dans les autres et en marchant ensemble. La peur pousse à construire les barrières que j’ai précédemment mentionnées. Plus les gens sont saisis par la peur et plus ces peurs sont utilisées ou manipulées par les dirigeants politiques, plus l’Église est appelée à manifester autre chose : l’accueil, le service et l’amour.
Dans Fratelli tutti, le Pape François entrelace l’individu et le social, rejetant les extrêmes et soulignant leur interdépendance. Le prêtre et poète anglican du 17e siècle, John Donne, a écrit que «Aucun homme n’est une île, complète en soi». Chaque personne est connectée aux autres, et quand l’une d’entre elles souffre, les autres souffrent avec elle. Le Saint-Père montre tout au long de l’encyclique que cela est aussi bien valable aujourd’hui qu’il y a quatre cents ans que tout au long de l’histoire de l’humanité.
L’encyclique contient un chapitre très fort qui examine la parabole du Bon Samaritain. Le Bon Samaritain a surmonté le nationalisme et les préjugés avec un amour inconditionnel. Dans cette relation d’amour et de soins, il n’y avait ni Hébreu ni Samaritain, mais deux êtres humains, l’un dans le besoin et l’autre pourvoyant à ce besoin. La réponse chrétienne à l’égoïsme est l’amour, un message qui traverse toute le texte de Sa Sainteté.
Dans une interview, vous avez dit que vous priez chaque jour pour le Premier ministre britannique Boris Johnson. Lors d’une messe à Sainte Marthe, le Pape François a demandé de prier pour les dirigeants politiques qui doivent prendre des décisions difficiles en ce moment. À votre avis, quelle place occupe aujourd’hui la prière, voire la relation avec Dieu, dans un monde de plus en plus sécularisé ?
Je prie chaque jour pour le Premier ministre et pour tous ceux qui doivent prendre chaque jour des décisions politiques quasi impossibles. Après cette interview, selon certaines publications diffusées sur les médias sociaux, j’avais «admis» avoir prié pour le Premier ministre. Je ne l’admets pas comme si c’était un secret coupable; c’est mon devoir, et c’est quelque chose que je fais volontiers et volontairement pour lui et pour les autres.
La prière est la lymphe vitale de notre relation avec Dieu. La prière est belle, intime et toujours surprenante. La prière est une participation à la création et à la re-création ; dans la prière, nous nous changeons nous-mêmes et le monde change. Mais si nous voulons voir les choses changer, commençons par la prière – non pas en envoyant une liste de demandes au ciel, mais en permettant à Dieu de nous changer – pour nous rendre plus semblables au Christ.
La paix, l’écologie et la justice sociale sont certains des thèmes sur lesquels vous et le Pape êtes les plus engagés. Quel espoir nourrissez-vous pour l’avenir de vos relations avec le Saint-Père que vous avez déjà rencontré à de nombreuses reprises et avec lequel vous partagez le souhait d’aller au Soudan du Sud, comme vous l’avez ensemble affirmé après la rencontre avec les dirigeants sud-soudanais à Sainte Marthe en avril 2019 ?
J’apprécie profondément mon amitié avec le Pape François. Nous avons commencé notre ministère presque au même moment et nous partageons de nombreuses préoccupations. Pour nous deux, la paix et la réconciliation sont essentielles. La retraite à laquelle le Saint-Père et moi-même avons participé avec les différents dirigeants politiques du Soudan du Sud est l’une des expériences les plus intenses de ma vie à ce jour. Pouvoir voyager ensemble au Soudan du Sud reste un espoir concret. Jusqu’à présent, cela n’a pas été possible, mais les Églises, catholique, anglicane et presbytérienne, tant au Soudan du Sud qu’au niveau international ont continué à travailler pour la paix et pour un avenir juste et durable pour ce pays. J’espère que, lorsqu’il sera possible à nouveau de voyager, le processus de paix au Soudan du Sud aura bien progressé afin que nous puissions nous y rendre pour le célébrer, et encourager l’approfondissement de la paix et la croissance de la société.
À la fin d’une de mes rencontres avec le Pape, il m’a dit de me souvenir des «trois P : prière, paix et pauvreté». J’espère que notre amitié se poursuivra afin que ces trois éléments puissent continuer à nous unir : la prière réciproque l’un pour l’autre et pour le monde, un engagement à la fois pour la paix et la réconciliation et pour essayer d’améliorer la vie des pauvres.