Méditerranée: les théologiens à l’écoute des souffrances des cinq rives
Après Naples, Bari et Marseille, les théologiens chrétiens de la Méditerranée poursuivent leur démarche d’unité. À présent constitués en un réseau d’une vingtaine d’institutions académiques avec des partenaires de diverses confessions ou laïcs -le RTMed, Réseau théologique méditerranéen-, ils ont publié à l’automne un manifeste et réfléchissent cette année à la problématique de justice et paix au Proche-Orient.
Entretien réalisé par Delphine Allaire – Cité du Vatican
«La théologie doit être enracinée dans la vie; une théologie de laboratoire ne fonctionne pas. Elle doit développer une pensée qui adhère au réel, et pas seulement des données techniques, en mesure de promouvoir avec originalité le chemin œcuménique entre chrétiens et le dialogue entre croyants de religions différentes».
Depuis le 23 septembre, les théologiens du pourtour méditerranéen tentent de correspondre au plus près à cette feuille de route rappelée par le Pape lors de la session conclusive des Rencontres méditerranéennes à Marseille. Un manifeste pour une théologie à partir de la Méditerranée paraissait dans la foulée en arabe, français, croate ou italien, fruit de deux ans de travail de théologiens chrétiens des cinq rives, mais aussi d’autres confessions. Une réponse à la demande de François formulée en juin 2019 lors d’un colloque théologique à Naples. Ces théologiens ont tissé aujourd’hui un réseau, fort d’une vingtaine d’institutions, et prévoient une rencontre fin juin en Sicile. Une chaire « Méditerranée, religions et sociétés » a aussi vu le jour pour féconder ce dialogue. En phase de prédéfinition, elle est pilotée par l’Institut pontifical d’études arabes et d’islamologie (PISAI), l’École française de Rome, l’Institut français d’Islamologie et l’Institut catholique de la Méditerranée, et d’un conseil scientifique renouvelable composé des partenaires de toutes les rives.
Le père Patrice Chocholski, théologien, directeur de l’Institut catholique de la Méditerranée, développe cette nouvelle manière de penser la mosaïque méditerranéenne, plus que jamais morcelée.
Près de six mois après les Rencontres méditerranéennes de Marseille et la publication d’un manifeste plurilingue pour une théologie à partir de la Méditerranée, comment le réseau théologique méditerranéen avance-t-il?
Le manifeste répond à l’invitation du Pape formulée à Naples en juin 2019 pour réfléchir sur une théologie de l’accueil, de l’écoute, du dialogue et de la miséricorde. Nous avons commencé à travailler avec cette nouvelle méthode du dialogue et donc avec une nouvelle épistémologie. Le manifeste est centré sur l’écoute à hauteur de visage des peuples des cinq rives. La théologie de la Méditerranée est une théologie de l’entre-deux, car entre les rives et il faut toujours traverser un dia grec, le dia du dialogue. Dieu est dialogue et le dialogue est le lieu de Dieu. Plus concrètement, dans la foulée de la venue du Pape, nous avons gagné de nouveaux adhérents, chercheurs et institutions. Nous avons commencé à articuler notre travail théologique avec des centres culturels de Méditerranée et des chercheurs de différentes disciplines et religions nous ont rejoints. C’est une théologie chrétienne de la Méditerranée, mais notre manifeste a aussi donné l’idée à des théologiens musulmans d’en faire de même, pour une théologie musulmane à partir de la Méditerranée.
Comment organisez-vous les rencontres, sur quel thème, et avec quels objectifs cette année?
En vue d’une rencontre du 22 au 26 juin à Palerme, nous allons organiser six rencontres théologiques en visioconférence donnant la parole à des théologiens et des chercheurs des cinq rives. À chaque fois, trois chercheurs s’exprimeront à partir du contexte actuel particulièrement conflictuel en Méditerranée depuis le 7 octobre. Nous percevons en effet à chacun de nos échanges animés combien le rapport à la justice et à la paix diffère selon la rive.
Ainsi afin de nous laisser ballotter sur la Méditerranée par les questions de justice, de paix et de miséricorde, avec un discours ajusté, nous nous sommes accordés sur une clé d’interprétation commune à nos récits pour cette année: le psaume 84, verset 11, «Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent».
Si les théologiens et les chercheurs ne réussissent pas à se parler en ce temps très conflictuel, si la dimension académique et notre faculté de penser la foi ne nous aident pas à affronter un dialogue serein, qui d’autre pourrait le faire de manière aussi désintéressée? En espérant que cette pensée, dans l’élan de cette nouvelle théologie relationnelle que le Pape François impulse, nous aide à trouver ce logos de la théologie au sein même du dialogue.
Pour l’heure, nous en récoltons des fruits tout autour de la Méditerranée, en Égypte, dans des centres culturels, au Liban, en Israël, au Maroc, sur les rives nord, à Istanbul, ou encore en Roumanie, sur la mer Noire. Les effets sont tangibles au niveau de l’enseignement de la religion à l’école par un nouveau projet méditerranéen partagé par l’Institut catholique de la Méditerranée, l’ISTR, la fondation interreligieuse Adyan au Liban, avec le soutien de L’Œuvre d’Orient. Ces initiatives ont pour but de donner chair au document d’Abou Dhabi pour travailler à des récits compatibles entre les différents récits religieux, de trouver le moyen d’éduquer au dialogue interculturel et interreligieux en Méditerranée comme une sorte d’annonce et de promesse de paix, malgré les ballottements de nos bateaux sur cette mer. Il faut sans doute accepter de vivre dans les ballottements désormais, sans rêver de vivre sur la terre ferme.
Qu’apprenez-vous de ce travail avec la pluralité du monde académique méditerranéen?
Les différents réseaux de chercheurs d’universités et de centres culturels nous remettent en question sur nos représentations, nos modèles culturels, qui ne correspondent plus au changement d’époque en cours. Comme le Pape l’a rappelé dans le Motu proprio Ad theologiam promovendam, les chercheurs nous bousculent et nous acceptons leur provocation. Ils nous permettent aussi de sortir de nous-mêmes, d’aller aux périphéries en portant une parole dans les centres culturels laïcs de Méditerranée, en travaillant au dialogue interreligieux. Des musulmans eux-mêmes nous ont confié que, puisque nous travaillons à la théologie des relations avec le peuple juif, en reconnaissant l’obsolescence de la théorie de la substitution comme le Pape l’a voulu, ils envisagent de leur côté de revisiter leur théologie de l’abrogation.
Dans la mesure où nous acceptons d’être ballottés par les autres, nous acceptons nous même comme chrétiens de nous décentrer. Chaque fois que nous parlons entre théologiens chrétiens des cinq rives, nous nous rendons compte que nous sommes beaucoup trop européo-centrés. Les autres rives se rendent compte aussi qu’il faut accepter de déménager, de prendre le bateau et de se laisser ballotter par les eaux, d’entendre les souffrances de notre époque.
Quel regard portez-vous dans vos rencontres sur les douloureuses blessures de la Terre Sainte qui lacèrent en ce moment la vocation même de cette mer?
Souvent, dans nos rencontres entre, par exemple, théologiens libanais et théologiens qui sont en Israël, ou de la rive sud de la Méditerranée, les blessures sont telles que nous reprenons notre souffle avec des paroles interrompues de silence. Il est très difficile d’entendre les narrations d’un côté et de l’autre. Moi-même, j’ai vécu en Terre Sainte et travaillé à Jérusalem, et c’est précisément à cause de ces blessures, pour lesquelles la théologie essaye de trouver une pensée qui guérisse les plaies, que nous nous sommes rencontrés en petit comité avant la plénière de décembre du Réseau méditerranéen. Le psaume 84, où la dimension de la justice est incontournable, s’est alors imposé. La paix elle-même doit faire les comptes avec la justice, comme le dit Isaïe.
Nous acceptons ce défi de travailler à la question théologique de la justice, que ce soit de la rive de Haïfa ou de la rive de Beyrouth, pour penser son articulation avec la paix, et nous partageons ces regards avec des ambassades variées du pourtour méditerranéen. Il y a donc aussi une articulation avec la dimension politique, sociale, interreligieuse, interculturelle. Après le 7 octobre, des chercheurs ont eu des réticences à continuer à travailler avec nous puisque nos positions étaient très différentes mais nous avons trouvé le moyen de dialoguer dans un respect, un accueil et une écoute profonde. Ayant réussi à dépasser les premiers tsunamis de ce conflit, nous avons bon espoir que ce travail pourra contribuer à trouver quelques chemins supplémentaires de paix.