Tigre et Euphrate : une crise de l’eau aux enjeux (pas seulement) climatiques
Fadi Comair, diplomate, président de l’Académie de l’eau à Paris et président du programme hydrologique intergouvernemental de l’Unesco, décrypte les enjeux de la crise de l’eau entre la Turquie, la Syrie et l’Irak.
Claire Riobé – Cité du Vatican
Hier signe de fertilité, ils sont aujourd’hui symbole de conflit. Le Tigre et l’Euphrate, fleuves qui prennent leur source en Turquie et traversent l’Irak et la Syrie, sont objet de tensions accrues au Moyen-Orient. Ces dernières décennies, la croissance démographique qu’à connu la région, combinée aux effets du changement climatique, a nécessité un prélèvement accru de l’eau des deux fleuves, principalement pour alimenter les secteurs hydraulique et agricole de la région. Si l’accès à l’eau du bassin devrait en théorie être réparti de façon équitable, c’est aujourd’hui la Turquie qui dispose de la mainmise sur le «robinet» mésopotamien, au détriment de la Syrie et de l’Irak.
Construction de barrages : la Turquie pointée du doigt
Le niveau du Tigre et de l’Euphrate a drastiquement diminué ces dernières années. Selon un rapport de l’Onu publié en juin 2021, son débit est passé ces derniers mois de 500 m3 habituels à 200 m3 par seconde, inquiétant fortement les observateurs sur la capacité des habitants à continuer de s’approvisionner en eau. Si le changement climatique est en partie responsable de cette diminution, Ankara, qui a accentué la construction de barrages le long de l’Euphrate et du Tigre ces dernières années, est particulièrement pointé du doigt. Sa gestion unilatérale de l’eau affecte directement les populations syriennes et Irakiennes voisines, comme l’explique Fadi Comair :
«La multiplication de barrages a des conséquences multiples (…) : un approvisionnement instable en eau potable des grandes villes», auquel s’ajoute l’impossibilité pour les Irakiens et les Syriens «d’irriguer leur périmètre (et de) consolider leur sécurité alimentaire», indique-t-il. A long-terme, la diminution du débit d’eau de l’Euphrate «pourrait pousser les populations syriennes et irakiennes à émigrer pour trouver de l’eau.»
L’extension du réseau de ces bassins de rétention par la Turquie a également un impact direct sur la faune et la flore locales : «C’est l’écosystème du Tigre et de l’Euphrate qui n’est plus préservé en fonction des règles environnementales et des objectifs de développement durable présentés par la communauté internationale.», déplore Fadi Comair.
Un enjeu humanitaire primordial
L’enjeu de la sécurisation et de la gestion des eaux du bassin, reconnait Fadi Comair, est mieux pris en considération par la communauté internationale ces dernières années. Le diplomate témoigne ainsi d’une «prise de conscience» de nombreux pays sur ce thème, «aujourd’hui considéré comme une nécessité.»
Le diplomate demande cependant à ce que la crise de l’eau du Tigre et de l’Euphrate soit regardée comme un enjeu avant tout «humanitaire» et non pas de puissances, afin de permettre un nouvel «élan de coopération entre la Turquie, l’Irak et la Syrie.»
Développer une stratégie de coopération
Interrogé sur les solutions envisagées par la communauté internationale dans ce conflit, le président du programme hydrologique intergouvernemental de l’Unesco est affirmatif : «Il faudrait relancer un processus institutionnel : mettre tout le monde autour d’une table, et cette table serait une agence de bassin a créer rapidement pour que la gestion de l’Euphrate et du Tigre soit durable, et rentre dans le concept d’(une) normalisation hydraulique entre ces pays.»
Fadi Comair souhaiterait également reprendre le travail initié au sein du Programme hydraulique gouvernemental (PHI) de l’Unesco, qui propose «de créer un centre de partage des bases de données hydrauliques» entre les trois pays «afin de lutter contre le changement climatique.»